Un bref rappel du long chemin parcouru par le berbère parlé en Kabylie : de la description à l’offic
- Hocine Ait Amara [Langue kabyle]
- 11 mars 2016
- 6 min de lecture

Le berbère présente un nombre élevé de dialectes et de parlers répartis sur une aire géographique très vaste, de l’Égypte à l’Atlantique et de la Méditerranée au Mali. En Algérie, le dialecte le plus connu est la variante régionale parlée en Kabylie qui est, en revanche, la plus étudiée à côté du chleuh au Maroc. Cette situation avantageuse du berbère parlé en Kabylie a des raisons particulières, notamment l’intérêt des descripteurs français qui, durant l’occupation française, se sont intéressés à la langue et à la culture kabyles. Parmi ces descripteurs, on trouve des explorateurs, des missionnaires, des militaires, des religieux, des scientifiques, etc., qui sont vite attirés par la région de Kabylie et sa langue. Quel chemin la langue kabyle a-t-elle parcouru du XVIIe siècle à nos jours ?
Les militaires français étaient les premiers à s’intéresser à la langue et culture kabyles. Cette attention était propice et avantageuse pour le développement et la préservation de la langue kabyle comparée aux autres variétés. Plusieurs publications étaient apparues dès 1844, notamment la publication du Général Hanoteau qui a publié le premier dictionnaire de la langue kabyle. À côté des militaires, on trouve des religieux, en particulier, des Pères blancs et des Sœurs blanches qui s’affairent dans le cadre du projet de Charles de Lavigerie, un projet de conversion des Kabyles. André Basset, alors doyen de la faculté des Lettres l’Université d’Alger, était l’un des spécialistes français précurseurs des études berbères dans les années 1880. En fait, les travaux berbères de la faculté d’Alger et de Bouzaréah s’arrêtent dès la décolonisation en 1962, contrairement à ceux des religieux continués jusqu’aux années 1970.
Malgré l’arrêt des activités de la Faculté des Lettres de l’Université d’Alger, on assiste à l’émergence, dès les années 1930, d’une élite autochtone, souvent issue de l’appareil administratif colonial : des instituteurs (Boulif) et des hommes de Lettres (Amrouche, Mammeri, Feraoun, etc.) ont repris le flambeau en succédant et en relayant les travaux de leurs prédécesseurs.
À partir des années 1960, de nombreux jeunes kabyles en Algérie et en France ont relevé le défit de continuer ce qui a été commencé et de donner une nouvelle existence à ce qui a été initié par l’élite berbérisante en l’occurrence Mammeri. En ce temps-là, l’étude du kabyle se fait généralement dans le cadre associatif par des groupes de jeunes militants. Pour ces jeunes (Chaker, Naït-Zerrad, etc.), il était question d'un double engagement : militer et apporter un nouveau souffle à leur langue en la faisant renaître et en lui consacrant plusieurs travaux en linguistique.
À partir des années 1990, indépendamment des travaux de recherche qui ont donné un nouvel élan et une certaine vivacité à la connaissance de la langue berbère en général et celle du kabyle en particulier, et malgré les efforts infimes du gouvernement algérien qui se traduisent par la création des deux Départements de Langue et Culture Amazighes à l’Université de Tizi-Ouzou et à l’Université de Bejaia, l’aménagement et la politique linguistiques mis en place en Algérie constituent un obstacle majeur pour l’enseignement du berbère, notamment celui du kabyle.
Pour les locuteurs kabylophones, et selon les estimations, il y a « environ 5,5 million de personnes, dont 3 à 3,5 millions vivent en Kabylie même et 2 à 2,5 millions constituent la diaspora, dans les grandes villes d’Algérie (surtout Alger), mais aussi en France où vivent probablement près d’un million de Kabyles. ».(Chaker, 2004 : 4056, dans l’encyclopédie berbère). En Kabylie, la prédominance du kabyle dans les échanges quotidiens est indiscutable à l’exception des espaces institutionnels placés sous le haut contrôle de l’État, comme les écoles, les tribunaux, les postes de police, etc., où la présence de l’arabe classique est patente. Outre ce rapport de force entre le kabyle et l’arabe classique, le français et omniprésent en Kabylie, notamment dans les couches sociales scolarisées. La presse et les nombreuses chaînes de télévisions françaises sont incontestablement des indices qui témoignent de la présence massive du français dans les espaces kabylophones.
Au milieu de deux langues très influentes, l’arabe et le français, le kabyle reste très marqué et très influencé. Dans un premier temps, on a la langue arabe qui a exercé une influence significative. Selon Chaker (1984), le kabyle a emprunté à l’arabe entre 35 à 40 %. Des emprunts qui finissement souvent par être parfaitement adaptés au kabyle, aussi bien sur le plan phonologique, morphologique et sémantique que le plan culturel. Pour cela lqṛaya, terme emprunté à l’arabe « قراءة » kira’a qui signifie lecture, nous renseigne d’emblée que, sur le plan phonologique et grâce à l’adaptation du mot arabe kira’a en kabyle, la prononciation est fluide et facile. Sur le plan morphologique, nous remarquons que le terme kira’a prend la forme de laɛnya, terme kabyle signifiant la protection, par exemple. Enfin, et au niveau sémantique, nous apercevons immédiatement une parfaite adaptation de lqṛaya qui accepte toutes les acceptions sémantiques, à l’origine réservées au terme emprunté à l’arabe : lire et étudier.
Pour sa part, le français, depuis la colonisation française, a considérablement influencé le kabyle. Les principaux emprunts au français sont des emprunts d’un vocabulaire de spécialité (sciences, administration, politique, etc.). Toutefois, l’élite kabyle francophone ainsi que les émigrés ont joué un rôle considérable dans l’accroissement du nombre de mots empruntés au français, leur kabyle reste truffé d’emprunts français. Les termes, taxi, avion, radio, télévision, maçon, juge, le maire, etc., sont des emprunts parmi tant d’autres que les kabyles ont repris respectivement par a ṭaksi, lavyu, radyu, tilibizyu, amaṣṣot, juj, ymiṛ, etc. Ces termes relèvent exclusivement des domaines précédemment évoqués. Dès lors, l’adaptation au kabyle est manifeste, notamment sur le plan phonologique, comme nous pouvons le voir dans la transformation du [jɔ̃] en [ju] dans télévision, ce qui justifie l’absence du [ɔ̃] en kabyle.
Dès les années 1970, on assiste à la naissance d’une fervente volonté de rompre avec cette tradition d’emprunt qui, pour certains, représenterait une certaine forme d’envahissement lexical. Conséquemment, de grands travaux parmi lesquels on trouve la revendication de lexèmes anciens, l’emprunt à d’autres dialectes berbères et la favorisation de la néologie sont engagés.
De prime à bord, la volonté de rompre avec l’oralité accompagne la nécessité du choix entre la graphie tifinagh et la graphie à base latine. Compte tenu d’énormes travaux et corpus déjà existants en graphie latine, comme l’adaptation en kabyle d’œuvres littéraires internationales et d’œuvres originales (des pièces de théâtre, des romans, des contes…), etc., la graphie à base latine semble persister. Boulifa, dans un premier temps, propose une notation un peu particulière qui est celle de « la transposition directe des habitudes orthographiques française avec notamment de nombreux diagrammes (̎ ch ̎, ̎ ou ̎ , ̎ th ̎ , ̎ dh ̎ ) ». (Chaker, 2004 : 462 dans encyclopédie berbère).
M. Mammeri, dès les années 1960, propose une nouvelle orientation de la graphie latine d’inspiration phonologique caractérisée, selon Chaker (2004), par :
La disparition des diagrammes,
La réduction du nombre de notation de la voyelle « neutre »,
L’élimination de la plupart des caractéristiques phonétiques locales infra-phonémiques ou, à tout le moins, leur allégement graphique par le recours à de simple diacrités,
Une segmentation issue directement de l’analyse syntaxique, avec une forte tendance à l’explication des amalgames phoniques, très nombreux en berbère à la jonction de morphèmes.
Cette notation à base latine continue de bénéficier d’un succès considérable auprès de l’élite scolarisée en français. Depuis Mammeri, un grand nombre d’auteurs écrivant en kabyle, si ce n’est la totalité, continuent à publier et à écrire dans cette graphie qui se répand même auprès du Grand public. D’autre part, on trouve d’autres courants qui prônent le retour aux sources et à la réconciliation avec le tifinagh qui présente, à l’origine, un avantage considérable qui est celui de marquer l’appartenance historique du monde berbère au monde de l’écriture. Le tifinagh représente un atout historique pour les berbères de part son authenticité. Jusqu’à aujourd’hui, le débat reste ouvert quant au choix de la graphie.
Pour inscrire le kabyle dans l’ère de la modernité, la néologie est, pour des personnalités comme M. Mammeri, l’ultime outil pour réussir ce challenge. Bien que d’autres soient allés puiser exclusivement dans les autres dialectes berbères (le chleuh et le touareg), Amawal de Mammeri, publié en 1980 en France, s’est largement imposé pour les lexiques spécialisés notamment celui des mathématiques, de l’architecture, de la linguistique, etc. Dans ce dictionnaire, plusieurs voies sont exploitées : la dérivation verbo-nominale qui consiste en la création, à partir des racines, de dérivés verbaux et nominaux.
Enfin, en Algérie, et depuis l’indépendance, le pouvoir d’Alger a mené une guerre sans précédent contre le berbère. La politique de l’arabisation des années 1970 en est la preuve. Mais depuis les années 1990, le berbère retrouve sa place petit à petit, en 1990 et 1991, il est introduit dans l’Université et depuis 2002, il a acquis le statut de langue nationale. Actuellement, et depuis janvier 2016, il est reconnu comme langue officielle sous l’appellation de tamazight. Avec l’officialisation du tamazight (berbère) en Algérie, quel avenir pour le kabyle ?
Par Hocine AIT AMARA
[aitamara.5@hotmail.fr]
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