La manifestation de la hiérarchie des langues et de la minoration langagière ainsi que leurs conséqu
- Hocine AIT AMARA [UCP]
- 6 mars 2016
- 21 min de lecture

Ferdinand de Saussure, linguiste suisse, dans son Cours de linguistique générale développe une analyse structurée de la langue et du langage. Il considère que la linguistique a pour unique objet la langue elle-même et pour elle-même. C’est ainsi qu’il rejette la diversité et la complexe réalité linguistique, et refuse tout influence extérieure pour le développement d’une analyse linguistique notamment les aspects sociaux. C’est pour toutes ces raisons, et en réaction à la théorie Saussurienne, que William Labov, linguiste américain, en développant une nouvelle thèse sur la linguistique, conclue que le contexte social d’une langue joue un rôle important dans la structure linguistique. Dès lors une nouvelle discipline voit le jour, fondée par Willim Labov dans les années soixante, la sociolinguistique.
Depuis plusieurs années, des sociolinguistes tentent de théoriser la ville. L’intérêt porté sur la ville donne naissance à une nouvelle sociolinguistique dite sociolinguistique urbaine. Cette dernière
s’attache à travailler les corrélations entre discours topologique, c’est-à-dire les discours sur l’espace et les discours épilinguistiques, les discours sur les langues dans une perspective d’analyse et de lutte contre l’exclusion des minorités sociales […] en considérant les cultures urbaines comme étant un modèle dominant.[…]La sociolinguistique urbaine, je la construis en rupture épistémologique avec une sociolinguistique générale pour renouer avec, précisément, les premiers moments de la sociolinguistique où l’on faisait de la sociolinguistique […] pour que ça serve à quelque chose, que ça serve à la société, c’est-à-dire aux gens sur lesquels on fait nos recherches. (Bulot, 2015).[1]
La sociolinguistique s’intéresse aux faits relevant du rapport entre langue et société mise en mots, à la façon de parler, aux différentes représentations des langues, des lieux et des espaces. Depuis un certain temps, et avec le développement et la diversification considérable qu’a connus la ville sur divers plans, industriel, urbain et notamment linguistique, la sociolinguistique urbaine trouve toute sa signification dans ce contexte dit urbain. La banlieue, lieu de passage et de transition, évoque divers problèmes sociaux. Considérée comme espace de violence urbaine, d’habitat dégradé, de défaillance scolaire, …, la banlieue est un lieu plurilingue où les pratiques langagières sont stigmatisées. Le plurilinguisme est, par définition, la coexistence au sein d’une même personne ou d’une société de deux de deux variétés linguistiques. (Cuq, 2003 : 36). Dès lors, plusieurs questionnements s’imposent. Dans la banlieue, espace urbain ségrégué, et dans une situation de bilinguisme, des variétés langagières sont stigmatisées, la hiérarchisation des langues et la minoration langagière sont donc inéluctables. Mais comment se manifestent-elles ? Ont-elles des conséquences sur la constitution et la structuration de l’espace social ?
Différentes notions
Au cours du séminaire « Cultures urbaines : parlers jeunes et écritures urbaines », la notion de minorité et les processus de minorisation, éléments clés pour avancer dans ce travail, ont été abordés dans de différentes perspectives : politique, juridique et notamment sociolinguistique.
Pour tirer au clair la nation de minorité jugée délicate, sur les plans politiques et juridiques, dans un premier temps, plusieurs définitions ont été proposées : (Férréol, 2003), (Jules Deschênes, 1985) et (Capotorti, 1996). Dans sa définition, (Férréol, 2003) , insiste sur le fait qu’une minorité est le fruit d’un groupe auquel on a assigné une identité socialement infériorisée ou dévalorisée, et ajoute que ce statut peut être assigné de l’extérieur ou revendiqué par la minorité. (Férréol, 2003 cité par Bertucci, 2015, « La notion de minorité en sociolinguistique », polycopié du ch. 1, p. 1). Cette définition relève le caractère actif des membres du groupe ; une volonté de se définir en tant que tel. C’est le cas des femmes noires qui « entendent se détacher du féminisme tel qu’il est représenté par les femmes blanches, aux Etats-Unis en cela, elles se constituent en minorité agissante ». (Bertucci, 2008 : 94). À travers des revendications jugées singulières, autonomes et différentes de celles des femmes blanches, nous voyons, ici, la volonté des femmes noires de se démarquer d’un ensemble homogénéisé par les représentations féministes des femmes blanches.
Il est également question d’un statut assigné de l’extérieur, et cela est visible à travers le décalage existant entre la réalité et les sondages donnés par les chiffres. L’exemple des femmes en France en est une preuve. Bien qu’elles constituent une majorité démographiquement, les femmes ont moins d’accès aux postes de responsabilité au sein du pouvoir, par exemple. Par ailleurs, nous pouvons évoquer le cas des locuteurs du breton qui, à travers les chiffres et les sondages, ne cesse d’augmenter alors que sur le terrain en est une réalité toute autre. C’est pourquoi plusieurs chercheurs et en l’occurrence (Martinez, Michaud, 2006) sont allés même jusqu’à se poser la question, s’il ne s’agissait pas d’une construction idéologique.
Compte tenu du contexte politique et social, la définition de la notion de minorité et l’identification des traits distinguant une minorité s’avèrent délicates. Plusieurs exemples ont été abordés lors du séminaire car la minorité peut désigner, à la fois, un groupe ethnique ou religieux qui est objet de discrimination au sein d’un groupe dont le nombre et supérieur, mais également un groupe précarisé (les élèves de banlieues, les migrants, etc.). La difficulté réside dans le fait que des individus peuvent participer ou relever à la fois de l’expérience minoritaire et de l’expérience majoritaire. De plus des individus participant à l’expérience majoritaire sans se considérer comme étant en position de domination. Enfin, le sentiment, ou la participation à une expérience minoritaire peut relever ou se réduire à un aspect bien précis : linguistique, culturel, religieux, etc. Finalement, le critère principal est le statut inférieur dont les causes peuvent être dans des combinatoires variables : linguistiques, politiques, économiques démographiques, culturelles… (Bertucci, 2015, « La notion de minorité en sociolinguistique », polycopié du ch. 1, p. 2).
Sur le plan particulièrement politique deux définitions de la notion de minorité ont été abordées, celle élaborée par Capotorti et Jules Deschênes pour la commission des Nations Unies. En fait, ils parlent de minorité numérique, autrement dit d’un groupe en position non dominante possédant des caractéristiques ou des points de vue ethniques, religieux ou linguistiques qui le diffèrent de la majorité de la population et manifestent explicitement un sentiment d’appartenance et de solidarité ; une volonté de survie et même une ambition de l’égalité avec la majorité. Ces deux définitions, comme celle de Férréol, ont le mérite d’évoquer et de relever ce caractère actif du fait que les membres de ce groupe sont volontairement solidaires dans le but de survivre et de préserver leur langue, culture, religion, traditions, etc. La limite de ces deux définitions réside dans le fait qu’un groupe ethnique distinct peut former une majorité numérique sans être dans une position dominante ou une communauté linguistique, c’est le cas des créolophones à La Réunion. (Bertucci, 2004 : 147). Un autre inconvénient est le processus de la naissance d’une minorité qui est souvent construite dans une négociation éventuellement conflictuelle avec la majorité.
En réalité, et en nous référant à ces différentes définitions, nous constatons que ce n’est pas le fait d’appartenir à une minorité qui pose problème c’est-à-dire la situation, mais plutôt le processus de minorisation. Nous avons abordé précédemment plusieurs problèmes relatifs au fait d’essayer de délimiter les frontières entre la majorité et la minorité et même les traits permettant de les identifier, l’exemple donné dans le séminaire trouve ici toute sa pertinence : être citoyen français, avoir comme langue maternelle la langue française et appartenir à une minorité sans autant avoir le sentiment d’être minorisé. C’est pour toutes ces raisons que le recours à une perspective sociolinguistique s’avère pertinente du moment que celle-ci propose une critique assez pointue de la notion de minorité par la mise en débat de la notion de conflit linguistique.
À côté de la notion de minorité, d’autres notions nécessitent un éclairage bien particulier, telles que : minoration, minorisation. Ces deux dernières ne présentent pas vraiment de différence, mais un écart au niveau du choix et de la manière dont elles sont abordées. De plus la notion de minorisation est plus conceptualisée que celle minoration notamment par Philipe Blanchet.
Pour J.-B., Marcellesi, la notion de langue minorée renvoie clairement soit à la notion de langue régionale, de langue dominée, ou de langue minoritaire (J-B., Marcellesi, 2003, cité par Bertucci, 2015, « La notion de minorité en sociolinguistique », polycopié du ch. 1, p. 9). Mais en confrontant ces différentes notions, il note plusieurs inconvénients. Parler de langue régionale c’est se limiter à une zone géographique bien précise en excluant alors la question de l’identité et de la culture. Donner au créole le statut de langue régionale peut revenir à occulter sa fonction identitaire et contribuer à la minoriser alors qu’elle est majoritaire (Bertucci, 2015)[2].
La notion de langue dominée reste trop politique et met l’accent sur le processus de domination d’une langue sur une autre, ce qui est rigide et exclut d’autres possibilités. L’expression de langue minoritaire place la réflexion dans un macrocontexte en faisant l’impasse sur les questions locales.
L’idée de la notion de langue minorisée reste peu globale que les deux notions précédentes par l’intégration de plusieurs critères permettant une compréhension plus massive tels que les mécanismes économiques, politiques, sociaux, etc. Et c’est ces derniers qui font qu’une minorité existe. Par ailleurs, nous pouvons constater, en plus de ces mécanismes, une forte symbolique car le fait d’exister en tant que minorité ou d’y appartenir apporte une forte représentation symbolique.
Désormais, nous allons essayer de mettre en présence ces différentes notions. D’une part, nous avons les notions de minoration et de minorisation qui renvoient au processus et d’autre part celles de minorité et de minoritaire qui renvoient aux états. En fait, minoration est employée pour désigner des aspects qualitatifs, ce qui nous intéresse ici, alors que minorisation l’est pour des aspects quantitatifs. Autrement dit, Minoration : est présent sans définition dans des contextes où l’on trouve aussi « diglossie, dominant-dominé, conflit subordination, marginalisation qui relèvent plutôt du qualitatif avec aspect quantitatif associé. Minorisation : apparaît peu et surtout dans une perspective quantitative. Quant à celle de minorité, elle est employée au sens du groupe dominé ou inférieur. (Bertucci, 2015, « La notion de minorité en sociolinguistique », polycopié du ch. 1, p. 21).
Dans le milieu urbain, contexte qui nous intéresse particulièrement dans ce travail, il y aurait peu de locuteurs qui relèveraient uniquement d’une expérience minoritaire ou majoritaire. Du moment où les frontières entre la minorité et la majorité ne sont pas étanches, l’approche qualitative semble plus adaptée pour prendre en considération plusieurs paramètres relevant du locuteur : son vécu, ses ressentis, ses représentations, etc. Bien qu’une personne ait conscience de son identité, de son appartenance à tel ou tel groupe, de son altérité, cela ne suffit pas à ce qu’il s’identifie et même faire partie d’une minorité. En définitif, nous pouvons dire que tout l’intérêt de ce travail réside dans la confrontation de la notion de minorité à celle de Banlieue.
Un contexte urbain ségrégué
Il s’agit ici de la banlieue, considérée comme suffisamment englobante pour embrasser […] les aspects linguistiques, politiques, socioéconomiques, culturels et ethniques. (Lebon-Eyquem, Bulot, 2012 : 17-18). À côté de ces différents aspects, nous constatons que dans cet espace dit banlieue, des violences urbaines, des problèmes sociaux, d’échec scolaire, etc., y regorgent, à côté, de son environnement et de son habitat dégradé. En lui assignant une image péjorative, la banlieue est souvent définie par opposition à la ville, c’est-à-dire stigmatisation de l’espace. Bien que, sur le terrain, l’habitat dans les banlieues reste varié, un espace où l’on peut trouver des pavillons, des œuvres architecturales et même des groupes avec des niveaux de vie assez élevés loin des violences, mais une image négative s’impose par sa réduction à des idées reçues et des clichés considérant la banlieue comme un lieu d’habitat dégradé, d’une architecture désagréable, etc. ; un endroit réservé aux exclus de la vie : lieu d’incivilité et de précarité. D’autre part, la banlieue est considérée comme étant la forme contemporaine de la périphérie urbaine populaire, dans laquelle se trouvent de nombreux migrants sans héritage ouvrier, ce qui contribue à modifier le paysage social […] par […] l’association de la banlieue à l’arrivée de l’immigration. (Bertucci, 2011 : 3). Depuis l’affluence de l’immigration, la banlieue n’a cessé de grandir et cela dans des situations souvent incontrôlées où se manifestent des tensions sociales et même des phénomènes de ghettoïsation.
Comme nous venons de le voir, la banlieue se constitue en complémentarité négative avec la ville. Ce qui est tout à fait similaire sur le plan linguistique du moment que nous constatons une complémentarité négative entre des pratiques normés et homogènes et une diversité plurilingue hétérogène et stigmatisée. (Bertucci, 2011: 20). C’est ainsi que nous nous rendons compte d’emblé de l’existence d’une hiérarchie apparente des langues : pratiques normées et pratiques stigmatisées.
Une hiérarchie des langues et une minoration langagière
Plusieurs travaux menés en sociolinguistique, (Bertucci et Delas, 2003, Bertucci, 2011, 2013) nous permettraient d’explorer ces phénomènes qui ont été à l’origine d’une minoration langagière et d’une hiérarchie apparentes des langues dans le contexte, ségrégué, abordé plus haut qui est celui de la banlieue.
Parler d’un nouveau parler, c’est parler d’un début et donc d’une émergence. Concernant ces nouveaux parlers urbains, des groupes d’une même classe d’âge (jeunes), d’un niveau de vie semblable et souvent défavorisé, se plaçant entre deux cultures et deux langues (celles du pays d’accueil et celle de leurs parents), se construisent une nouvelle forme de langue qui est leur propre langue, le we code notre code, à partir du they code (leur code). (Fattier, 2011 dans Bertucci et Delas 2011 : 12). La construction de ce nouveau code passe par sa différenciation du français standard et cela révèle une volonté de démarquage. Ce qui importe est pour eux plus ou moins le fait de se distinguer de l’autre en dressant un ensemble de traits caractéristiques visibles à travers un langage propre et nouveau. Pour que cette variété prenne forme, plusieurs procédés sont privilégiés notamment celui du cryptage qui permet de limiter l’accès, de toute personne n’appartenant pas au groupe, au sens des nouvelles constructions, et faire en sorte que l’opacité sémantique soit préservée. En réalité, cela relève de l’enjeu identitaire qui est pour eux primordial. D’autres procédés sont également exploités notamment : les procédés lexicaux, syntaxiques, etc., que nous n’allons pas étaler ici. D’un point de vue extérieur, leur attitude langagière est considérée comme étant un handicape du moment où ces locuteurs ont des difficultés à changer de registre pour adopter le français courant. (Bertucci et Delas, 2003 : 9). Dans cet extrait, la minoration langagière est visible, par le fait de considérer la difficulté ou la non-volonté des jeunes à passer de leur parler au français courant, et non le contraire, comme étant un handicap. Cela qui signifie concrètement que les parlers de jeunes sont stigmatisés : un point de vue qui place les parlers de jeunes dans une position inférieure par rapport au français courant.
Un discours dévalorisant de l’espace des jeunes le considérant comme un lieu à la dérive où règne l’insécurité et la tension, ce qui serait visible à travers le langage des banlieusards. Comme nous l’avons mentionné auparavant, plusieurs procédés sont privilégiés par les jeunes issus de la banlieue pour construire leurs parlers en l’occurrence le cryptage qui permettrait de les rendre inaccessibles à toute personne ne faisant pas partie de leur groupe. A côté de ce procédé qui marque fortement une fonction identitaire à travers le sentiment d’appartenance à un groupe et à un clan distinguable de celui de l’autre et afin de signaler leur spécificité, un autre procédé bénéficie d’une place prépondérante : le choix de thématique. Parmi les thèmes privilégiés par les jeunes l’amour physique et le sexe. (Tejedor De Felipe, dans Bertucci et Delas, 2004 : 25). Compte tenu de ces procédés qui permettent de trancher sur ce qui est ou non de l’argot, ces parlers de jeunes issus des cités peuvent être considérés comme de l’argot. (Id. 2004 : 21).
Considérée comme de l’argot, la pratique langagière des jeunes banlieusards est souvent folklorisée, notamment, par les médias qui mettent en évidence ces pratiques à travers des réquisitoires contre cet espace qui est à leurs yeux un lieu de délinquance. Tout cela participe à la stigmatisation non seulement de leur parlers, mais également de leur mode de vie, leurs pratiques artistiques, (le Rap, les graffitis...), etc. Bien qu’ils participent à marquer la spécificité et la singularité de ces jeunes qui évoluent en conflit avec l’autre, ces parlers de banlieues marquent une sorte d’exclusion volontaire du groupe et de toute personne considérée comme cause ou à l’origine de leur marginalisation. En gros, cette folklorisation consiste en la mise en évidence des désespoirs des jeunes de banlieues à travers leurs pratiques langagières chargées d’agressivité et de vulgarité qui mettent en valeur le conflit existant entre deux mondes, celui des jeunes et celui de l’autre, le monde normal. Dans un esprit d’hiérarchie des langues, et bien qu’il s’inscrive dans un contexte de minorisation-stigmatisation et désigne un ensemble de formes non standard semblablement au français des banlieues, surtout sur le plan grammatical, le français populaire correspond toutefois à un construit social hétéroclite ce qui marque son caractère englobant contrairement au français des banlieues. (Bertucci, 2011 : 5).
Un autre caractère, jugé important, souligne la différence entre le français populaire et le français des banlieues par le fait que celui-ci présente des traits nouveaux par l’emprunt des mots aux langues de l’immigration. En fait, nous pouvons dire que ces parlers urbains se démarquent du français populaire par cet emprunt des mots aux langues d’origines des migrants et par la volonté de recourir à l’argot dans l’objectif à la fois de démarquage, d’appartenance et de provocation de tout ce qui est extérieur au groupe. Considéré comme une variété plutôt qu’une langue, le parler des banlieues est défini par opposition au français académique dont il s’écarte beaucoup au plan du vocabulaire, mais la grammaire et la syntaxe sont généralement respectées. (H. Walter, cité par Bertucci, 2003 : 52). De plus cet écart au niveau du lexique, l’accent figure parmi les facteurs de discrimination, et cela ne concerne pas seulement l’espace de la banlieue, mais il est visible ailleurs, notamment la discrimination dont fait objet l’accent alsacien et marseillais. D’ailleurs, les jeunes de banlieue, selon des stéréotypes, ont une manière particulière de parler et de prononcer qui, pour les puristes, cette fois-ci au niveau phonétique et prosodique, constitue un nouveau type d’accentuation qui produit à l’écoute un effet d’étrangeté.
Au début, et dans les années soixante, dans les collèges français et les banlieues, le français des jeunes plus ou moins arabisé était comparé au français normé du maître. Dès lors, on distingue, dans les écoles, deux catégories de jeunes, ceux qui parlent un français plus ou moins arabisé et ceux qui parlent un français normé. Au plan de la réussite scolaire, les jeunes issus de la deuxième catégorie réussissent mieux à l’école. Bien que ces parlers soient privilégiés dans les contextes informels, les banlieues, ils sont dénoncés dans les contextes formels, tel est le cas dans le contexte scolaire où le français normé, la variété de prestige. Cette volonté d’imposer, à l’école, un schéma diglossique binaire constitué d’une variété basse et d’une variété haute constitue non seulement un facteur de discrimination et un obstacle à la prise en charge de la pluralité linguistique, mais renforce également le statut minoré des pratique interlectales. (Lebon-Eyquem, citée par Bertucci, 2013 : 3). L’intention de maintenir le français, variété de prestige c’est-à-dire le maintien du monolinguisme participe à la minoration des autres variétés, en l’occurrence les parlers de banlieue, dans le contexte qui nous intéresse ici.
À côté de ce choix purement politique d’imposer le français, variété de prestige dans le contexte scolaire, l’école de la périphérie est considérée comme un cadre ségrégatif à un triple niveau : social, économique et ethnique. (Agnès Van Zanten, citée par Bertucci, 2013 : 5). La périphérie renvoie, ici, à la banlieue, lieu précarisé sur le plan socioéconomique, mais cette espace regorge d’une diversité linguistique et culturelle. Cette école où l’on impose l’universalité culturelle et le monolinguisme regorge d’élèves issus de l’immigration, donc d’élèves porteurs de différentes cultures qui ne sont aucunement prises en charge dans un tel espace, l’école. La non-prise en charge de ce multiculturalisme et plurilinguisme constitue un obstacle majeur à l’intégration de ces élèves migrants donc un facteur de discrimination et de minoration de leurs langues et cultures.
Nous constatons dès lors l’existence en France d’un français normé et essentialisé dit variété de prestige par opposition à un français non normé qui est le parler des banlieues souvent considéré comme la forme contemporaine du français populaire qui emprunte à des langues non européennes. Cela est, en général, assigné de l’extérieur, autrement dit dû à des circonstances purement politiques. Mais les processus de ségrégation émanent également de l’intérieur, c’est-à-dire des habitants de la même banlieue par les représentations qu’ils se font eux-mêmes de leur espace. Cela est perceptible à travers la solidarité au sein du groupe et les pratiques linguistiques communes. Autrement dit, la cité est considérée notamment par les jeunes comme lieu de solidarité, de métissage et d’échange. Ces considérations et représentations changent au fur et à mesure que ces sujets évoluent vers l’espace de l’autre et commencent à sortir et à se détacher de leur espace clos et à aller vers un espace non ségrégué. Pour aller vers ce nouvel espace, ville, quartiers non ségrégués, l’adoption de leur code de prestige, le français s’avère une nécessité pour pouvoir facile les intégrer. Et à notre avis, l’adoption de code comme moyen d’intégration justifie, en quelque sorte, cette discrimination du we code et lui confère un statut inférieur, parlant de la hiérarchie des langues. Cette hiérarchie, résultat d’une minoration langagière, n’est pas sans impact sur la structuration de l’espace social.
Un impact sur la structuration de l’espace social
Il est clair qu’il existe un lien étroit entre les pratiques discursives et l’espace où elles sont pratiquées. Ainsi, nous pouvons dire que la ségrégation à la fois des locuteurs et de leur espace défavorisé passe par celle de leurs pratiques discursives.
À notre avis, et avant de parler de cet impact, nous devons passer par cette distinction faite de deux espaces, celui de la banlieue et celui de la ville qui sont en constante tension et confrontation. Cet distinction, elle-même, résulte et marque une conséquence de cette minoration langagière. D’ailleurs, le français standard et normé est parlé dans la ville, alors qu’en banlieue il laisse place aux parlers de banlieue qui s’éloignent de la norme.
D’ores et déjà, nous voyons clairement l’existence, à l’intérieur même de cet espace social, de deux espaces en conflits, la ville et la banlieue. Nous trouvons, donc, la ville où l’aspect architectural est contrôlé ; un lieu où l’on peut constater le respect des normes à travers des constructions de même nature et uniformisées. La ville regorge de lieux chargés d’histoire, des musées, des endroits préservés et de hauts lieux du tourisme. Des hôpitaux, des bibliothèques, des lieux de loisirs s’y trouvent en abondance, une panoplie de choix s’offre à tous ceux qui y habitent. Quand à la banlieue, l’habitat contredit la vision socialement admise de la normalité et de l’acceptabilité. (Lebon-Equem, Bulot, 2012 : 20). Dans cet espace de banlieue, nous trouvons un habitat incontrôlé, des problèmes d’aménagement et le manque d’espaces collectifs tels que les bibliothèques, centres de loisirs, etc., des lieux qui participent de manière directe au contrôle de la jeunesse en leur offrant des opportunités de s’épanouir, de s’éloigner de la délinquance et d’autres problèmes de société.
La stigmatisation, conséquence de la minorisation des pratiques langagières, pratiquées au sein de la banlieue, et associées à celle-ci, constitue une identité sociale virtuelle. Cette identité se manifeste à travers les parlers de banlieue. Ces parlers sont, comme nous l’avons précédemment évoqué, considérés comme étant des variétés non normées comparées au français normé, essentialisé. Le verlan est un procédé de codage qui, en inversant les syllabes, participe à l’inversion de la norme. Il est considéré comme un véhicule et une expression de la vie de ses locuteurs. Par ses traits caractéristiques qui sont l’emprunt aux langues de l’immigration, le cryptique, le ludique, etc., le verlan a une fonction identitaire dans la mesure où il participe au démarquage de ses locuteurs d’un ensemble normé et de l’autre. Les jeunes des cités veulent se construire une identité qui sera différente de celle de l’autre non seulement à travers leur parler dont ils peinent à se détacher, hors de leur espace (la banlieue), mais aussi à travers d’autres traits qui sont minutieusement choisis dans le but non seulement de se distinguer et de se faire moins accessibles, mais aussi de s’opposer à la norme.
La discrimination faite de leur parler pousse les jeunes à se replier sur l’endogroupe qui réunit d’autres personnes avec lesquelles ils aiment s’identifier et interagir. Cela développe le sentiment d’attachement à cet espace qui les a accueilli pour y manifester leur reconnaissance et rendre les frontières entre la ville et la cité plus étanches et la possibilité de passage d’un espace à un autre de plus en plus difficile et délicat. L’ouverture sur l’autre s’avère délicate compte tenu des l’intériorisation des processus ségrégatifs qui affecte extrêmement le sentiment déjà négatif qu’ont les habitants issus de la banlieue, notamment les jeunes, de l’autre qui est considéré à la fois comme une menace et à l’origine de leur situation.
Jusqu’ici il était question de deux espaces sociaux économiques différents, la ville et la banlieue. Ce conflit ne se limite pas qu’à ces deux espaces, mais se trouve visible à l’intérieure-même de la banlieue et des gens qui y vivent : un conflit générationnel. L’attribution de ces parlers à un groupe bien spécifique en considérant cette variété comme générationnelle est manifeste du fait que les jeunes répondent à l’exclusion en excluant à leur tour les adultes. (Bertucci, 2003 : 52). À partir des années quatre-vingt, on a vu l’émergence d’une variété de langue à travers une montée de différents registres notamment un registre générationnel. Ces registres ont, en réalité, pris source des discours des adolescents dès les années soixante : une expression d’une classe d’âge (les jeunes). Véhicule de l’expression d’une classe d’âge, il défie les registres classiques, de l’argotique, du familier, du populaire, pour s’imposer en tant que tel et durer. (Bertucci et Delas, 2003 : 9).
Les parlers de banlieue mêlent le social au langagier et permettent aux locuteurs de s’identifier à leur groupe et de se distancier de l’autre. Ces locuteurs souffrent d’un sentiment d’exclusion sociale. À cause de cette exclusion et marginalisation, le besoin identitaire se trouve alors amplifié, ce qui pousse les locuteurs à adopter des démarches et des processus qui leur permettent de se différencier et de se distancier de l’autre qui ne parle pas leur langue. Donc, ils développent un sentiment de fierté, autrement dit la fierté d’être hors la loi, d’être contre la police, d’avoir une apparence physique différente et surtout d’appartenir à une culture, autre que la culture française, qui est celle de leurs origines. Comme nous l’avons signalé auparavant, la plupart des habitants de la banlieue sont issus de l’immigration, donc des personnes qui ont plus au moins un passé culturel et langagier. Ces personnes sont stigmatisées du fait de leur appartenance ethnique, et en réponse à cela, ils revendiquent une identité interstitielle, c’est-à-dire une identité constituée d’un mixe d’éléments issus de leur culture originaire et de celle du pays d’accueil et cela est visible au niveau de leurs pratiques langagières qui empruntent à leurs langues originaires notamment, l’arabe. En fait, L’impact majeur réside dans le fait que ces personnes issues de la banlieue sont en quête constante de l’affirmation de leur identité, d’un moyen d’existence aux yeux de l’autre et de la société qui les marginalisent.
En définitive, l’espace social se trouve divisé en deux, la ville d’un côté où l’on trouve la langue normée de prestige et la culture dominante et de l’autre côté la banlieue espace ségrégué et précarisé où l’on aperçoit une langue non normée et une culture interstitielle.
Conclusion
Du moment que notre travail s’inscrit dans une sociolinguistique urbaine, donc une sociolinguistique de l’urbanisation qui s’applique à tous les contextes où le modèle urbain est dominant, nous avons pensé à nous poser les questionnements dont il est question dans ce travail dans un autre contexte notamment dans la région de Kabylie[3], notre ville d’origine. Mais cette fois-ci une autre opposition s’impose qui est celle de ville/campagne. Bien que nous parlions de campagne, nous pouvons aussitôt signaler que la campagne, en Kabylie n’est qu’à un ou deux kilomètres, autrement dit elle constitue une sorte de périphérie de la ville.
Ce que nous trouvons intéressant dans ce rapprochement entre ville/banlieue (France) et ville/campagne (Kabylie), c’est qu’en France la stigmatisation porte sur l’espace et les langues qui y sont pratiquées. Autrement dit la banlieue, comme nous l’avons vu au long de ce travail, est considérée comme un lieu de violence, de délinquance, d’habitat dégradé, etc., où des pratiques langagières non-normées sont pratiquée, contrairement à la ville, lieu où l’habitat est contrôlé et des pratiques langagières normées y sont pratiquées. Donc, la discrimination concerne deux blocs indissociables : l’espace et la langue. Mais cela n’est pas envisageable dans notre nouveau contexte de rapprochement, la Kabylie. A Tizi-Ouzou[4], nous trouvons d’un côté les citadins (la ville dans le contexte français) qui bénéficient d’un cadre social confortable dû à l’architecture moderne, à la proximité des espaces culturels, des hôpitaux des administrations et à la disponibilité des transports, etc., et d’un autre côté les villageois (la banlieue dans le contexte français) qui évoluent dans un espace défavorisé, souvent négligé par les autorités locales, dès lors nous pouvons imaginer les moyens mis à leur disposition : des rues et un habitat souvent dégradés, un manque de moyens de transports, des structures hospitalières, des lieux culturels, des écoles, etc. Toutefois, la ville, contrairement à la compagne, reste le lieu privilégié des violences et de la délinquance.
Mais au niveau des pratiques langagières, notamment le kabyle[5], la réalité est tout autre comparée au contexte français. Dans la ville de Tizi-Ouzou, nous trouvons un kabyle souvent arabisé. Cela est dû à la politique de l’arabisation mise en place par le pouvoir pour l’arabisation de la région. Des familles entières, venant des régions arabophones d’Algérie, sont volontairement installées dans cette ville. Ce qui a induit une influence directe sur le kabyle pratiqué dans la ville. Quant à la campagne, elle a été épargnée de par son éloignement de la ville et du rattachement de ses habitants à leur langue et culture. C’est pour ces raisons que le kabyle, langue normée, est pratiqué dans la campagne et non dans la ville où il est arabisée.
À travers cette brève illustration, en nous limitant à l’aspect linguistique, nous avons pu constater que si la fameuse formule « Dis moi comment tu parles et je te dirai où tu habites », associerait systématiquement, dans un contexte français, ceux qui parlent un français normé à la ville et ceux qui parlent un français non-normé à la banlieue. Dans le contexte kabyle, il sera tout le contraire. Bien que l’idée reçue que la mobilité ou le déplacement de la campagne à la ville ne pourrait être que chose positive du fait des avantages que nous avons mentionnés ci-dessus, ce qui n’est pas le cas en réalité du moins sur le plan des pratique linguistique. Et c’est en ce sens que la sociolinguistique urbain constitue ou relève d’un engagement et d’une militance scientifique. (Bulot, 2015, https://www.youtube.com/watch?v=JUuA1zySHHgn).
Bibliographie
Bertucci, M.-M. « Le féminisme noir aux Etats-Unis : modalités d'une logique minoritaire », Le français aujourd'hui 2008/4 (n° 163), p. 93-101.
Bertucci, M.-M. Corblin C., Quel français à l’école ? Les programmes de français face à la diversité linguistique, avec C. PERET ET D. ULMA. (Coll. Savoir et formation). Paris : L’Harmattan.
Bertucci, M.-M. 2008, « Chronique de linguistique. Le récit de vie, outil heuristique de la connaissance des identités plurilingues dans des situations d'exil ou de migration », Le français aujourd'hui 2008/2 (n° 161), p. 107-112.
Bertucci, M.-M. (Dir.), 2013, « Lieux de ségrégation sociale et urbaine : tensions linguistiques et didactiques ? », Glottopol, revue de sociolinguistique, n° 21.
Bertucci M.-M., Delas Daniel, 2004, Français de banlieues, français populaire Cergy-Pontoise : Encrage/CRTH.
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Bertucci M.-M. 2011, « Du parler jeune au parler des cités. Émergence d’une forme contemporaine de français populaire ? ». In Ponts Ponti, Langues littératures civilisations des pays francophones, 11, Centres-Villes, Villes et Bidonvilles, Led Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, Milan, pp. 13-25.
Cuq, Jean-Pierre, 2003, Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde. Paris : CLE International/ASDIFLE.
Lebon-eyquem M., Bulot T., Ledegen G. (Dirs.), 2012, Ségrégation, Normes et discrimination(s) (Sociolinguistique urbaine et migrance). Fernelmont : Modulaires Européennes & Intercommunications (Collections Proximités).
Polycopiés
Bertucci, M.-M., 2015, « La notion de minorité en sociolinguistique », polycopié.
Bertucci, M.-M., 2015, « Mémoire de l’immigration : vers un processus de patrimonialisation», polycopié.
Bertucci, M.-M. 2015, « Les cités de banlieues, espace de la mémoire et patrimoine de l’immigration ?», polycopié.
Sitographie
www.youtube.com
www.cnrtl.fr
www.wikipdia.com (consulté pour les références de bas de page).
[1] #Ma communicationEn3questions. https://www.youtube.com/watch?v=JUuA1zySHHg.
[2] Notes prises lors du séminaire « Cultures urbaine : parlers jeunes et écritures urbaines ».
[3] La Kabylie est une région historique et ethnolinguistique berbère située dans le Nord de l'Algérie, à l'est d'Alger.
[4] Tizi Ouzou est une commune algérienne de la wilaya de Tizi Ouzou dont elle est le chef-lieu. La ville est située à 100 km à l’est de la capitale Alger, à 125 km à l'ouest de Béjaïa et à 30 km au sud des côtes méditerranéennes.
[5] Le kabyle, en berbère (taqbaylit) est une langue berbère parlée en Kabylie (région du centre-est de l'Algérie) et également au sein de l'importante diaspora kabyle, en Afrique du nord et dans d'autres pays (notamment la France).
Par Hocine AIT AMARA
Université de Cergy-Pontoise
[aitamara.5@hotmail.fr]
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