Taqbaylit, une femme et une langue
- Hocine Ait Amara
- 26 févr. 2016
- 8 min de lecture

La communauté berbère, dont fait partie celle des kabyles, s’étend sur plus de cinq millions de kilomètres carrés, de la frontière égypto-libyenne à l’Atlantique et des côtes méditerranéennes au Niger, au Mali et au Burkina-Faso, mais la Kabylie : « se distingue par sa langue, son histoire, sa culture, son organisation sociale, qui diffèrent relativement du reste de l’Afrique du Nord. ». (Zirem, 2013 : 10). Le souci majeur de la communauté kabyle, qui a vu défiler de nombreux envahisseurs, est de subsister. Bien qu’il ait d’autres facteurs qui contribueraient à cette survie, le mariage est l’une des principales stratégies garantissant l’accroissement de la puissance et l’assurance de la continuité. La femme, dans la société kabyle, détient une place prépondérante et privilégiée. Souvent qualifiée de femme de fort caractère, de grande ténacité et de beauté inégalables, son rôle et ses tâches, au sein de cette même société, ne sont pas si dédaignables qu’on le croit. En plus d’être la détentrice de l’économie familiale, elle est la gardienne de la langue, des valeurs, de rites et des traditions. D’ailleurs, taqbaylit désigne à la fois la femme et la langue. Mais cette même langue ne les trahisse-t-elle pas?
L’institution du mariage résumerait mieux la position sociale de la femme kabyle. En Kabylie, les hommes et les femmes ont des rôles bien précis ; une série de tâches et de comportements leur sont assignés. L’homme est destiné à la moisson, le labour, la construction, la maçonnerie, la confection des armes, etc. Quant à la femme, elle est affectée à la cuisine, l’éducation des enfants, l’approvisionnement d’eau et du bois, le tissage, etc. En effet, l’homme est exclu de la maison et la femme est tenue à l’écart de l’espace publique. Bien que cette division de tâche nous donne l’impression d’un partage harmonieux, l’homme détient le pouvoir indiscutable. En réalité, et au sein de la société kabyle, le mariage est loin d’être une union de couple, il est souvent une alliance de deux familles honorables.
Il est vrai que la vocation première d’un mariage est l’union intime de deux êtres ayant des droits en harmonie, mais la femme kabyle est confrontée à la sévérité de la morale publique qui ne lui laisse aucun espace de liberté ni de choix, elle est tout simplement : « achetée, livrée sans que, le plus souvent, sa volonté intervienne, la femme kabyle n’a pour ainsi dire pas de personnalité légale ; c’est une chose humaine.» (Hanouteau et Letourneux, 1867 : 108). Cette position sociale infime et effacée de la femme n’est rien d’autre qu’une discrimination et ségrégations sociales perpétuées par la coutume dès sa naissance : à la naissance d’un mâle, ce qui n’est pas le cas pour la fille, une grande cérémonie est organisée.
Dans la maison kabyle existe une hiérarchie à la tête de laquelle on trouve le Vieux, bab n w-axxam qui incarne l’autorité. Ce patriarche familial, à côté de son énorme responsabilité, se soucie du mariage de ses fils. Il est tout à fait envisageable qu’il joue un rôle dans la quête des époux et des épouses, mais cette mission est souvent confiée à la marieuse, tamɣart n w-axxam. Une enquête méticuleuse et approfondie est alors lancée ; la beauté, le talent domestique et surtout l’origine spatiale de la fille sont les priorités. Mais une fois la future mariée a passé ses épreuves et a été distinguée par la marieuse,
« Les tractations du mariage reviennent de nouveau aux hommes. Ce sont eux qui établissent les conditions, se mettent d’accord avec les parents masculins de la famille de la jeune fille, pour déterminer par contrat taâmamt […] que la famille du jeune homme va donner à celle de la jeune fille, en contre-don de sa fécondité, de son aptitude à pourvoir en garçon la maison de son mari. » (Lacoste-Dujardin, 2005 : 232).
Taâmamt est une compensation matrimoniale, ce mot, emprunté à une langue étrangère, l’arabe, signifie un turban. Ce choix lexical est considéré par des historiens notamment Hanouteau et Letourneux (1867) comme étant un euphémisme pour désigner le prix de vente de la femme. D’ailleurs, Proonset cité par Gahlouz (2011) pense que : « dans la coutume kabyle, le mariage est une vente, dont la femme est la chose, et dont le prix ou ta3mamt, est payé par le mari. ». Le prix de taâmamt est alors librement défini par le père de la jeune fille en se référant à sa beauté, par exemple. En effet, le taâmmat kabyle : « élément essentiel entrant dans la conclusion et la dissolution du mariage, n’est pas l’équivalent de la dot qui est une contrepartie touchée par la femme et non pas par son père. ». (Gahlouz, 2011 : 159).
D’autres visions, moins sévères et de la même époque, ont été développées notamment par René Maunier (1928) qui souligne que le statut social de la femme kabyle dépend de la situation économique de sa nouvelle famille. Une femme mariée à une famille riche mènera une vie plus facile et plus commode avec des tâches quotidiennes moins rudes et aura même accès au luxe, par exemple, le port des bijoux. Cependant, il finit par rejoindre : « l'idée de considérer le mariage comme une vente et il fait aussi une référence à la " loi cruelle " des kabyles qui peut consentir la mort d'une femme adultère.». (Maunier 1928 cité par Garraton : 63).
Nous constatons que le choix terminologique de ces auteurs, qui déclament explicitement de vente, d’échange, de livraison, etc., ne demeure pas sans importance à nos yeux. C’est pourquoi nous allons désormais essayer d’apporter des éléments de réponse en nous référant exclusivement à la langue kabyle qui, à la fois, se définit et définit la femme kabyle, taqbaylit.
En fait, Hanouteau et Letourneux (1867) considèrent que la langue kabyle : « n’a aucun euphémisme à cet égard et emploie le mot de vente de la femme. Un Homme dit simplement, pour annoncer son mariage : ̎ j’ai acheté une femme hier ̎ (our’ er’ tamet’t’ outh idhelli). On ne dit pas d’un père : ̎ il a marié sa fille ̎, mais bien ̎ il a mangé de sa fille ̎ (itcja seg illis). ». (Hanouteau et Letourneux, 1867 : 110). Désormais, nous allons voir, en nous appuyant sur une brève analyse lexicale, si les kabyle n’ont pas de terme spécifique à la désignation de cette union entre homme et femme. Il est clair que le verbe aɣ se dit dans le sens d’acheter, mais est-ce bien le cas pour se marier ?
En kabyle, pour faire référence à se marier, il existe deux verbes : aɣ [aR] et zwğ [zwaʒ]. Nous avons d’une part aɣ [aR], un lexème verbal polysémique, qui peut signifier à la fois se marier, acheter, partir, etc., et d’autre part, zwğ [zwaʒ], un lexème verbale emprunté à l’arabe, qui vient de zuğ [zuʒ] et renvoie au nombre deux ou à un groupe de deux personnes ou de deux choses. Vu que le deuxième est un emprunt, nous allons nous intéresser exclusivement au premier.
Dans le dictionnaire français/kabyle d’Olivier (1878), on trouve aucune trace du verbe acheter. Le verbe aɣ, qu’il transcrit ar’, signifie acquérir, d’où le mot acquisition tiɣin, qu’il transcrit thir’in. Dans son article, il signale la forme figée thir’in lourad qui signifie agrégation. Lourad, pour sa part, vient de ridha, en français agrée, qui nous pensons vient de l’arabe el-rida qui signifie accueillir favorablement.
Le dictionnaire kabyle/français de Huyghe (1907) nous offre un article plus complet et plus riche.
« Aṙ, verbe d’adjoindre (une personne ou une chose). Achter, choisir et prendre pour soi, choisir de préférence, écouter favorablement (un avis une demande), recevoir le salut et le rendre, choisir pour épouse ou pour époux, encourir, s’attirer, recevoir des coups, saisir quelqu’un (maladie), et plusieurs autres significations analogues ». (Huyghe, 1907 : 61).
Contrairement au premier article d’Olivier, celui de Huyghe ne fait aucune référence au verbe acquérir, et la principale définition qu’il donne du verbe aɣ, qu’il transcrit aṙ, est le fait d’adjoindre une personne ou une chose, donc il parle explicitement d’une union. Du fait de sa polysémie, le seul verbe aɣ peut donner et être utilisé dans différents contexte d’énonciation.
aɣ tamttut : Se marier avec une femme
aɣ aɣrum : Acheter de la galette.
aɣ abrid : Prendre la route, partir.
aɣ lḥaq : Avoir justice.
aɣ awal : Écouter et approuver l’avis.
aɣ tamurt : Se répandre.
Pour d’autres formes verbales, nous pouvons avoir :
t-uɣ-it tawla : Avoir de la fièvre
y-uɣ w-dfl : La neige s’est répandue, s’est accumulée.
t-uɣ teğṛa : l’arbre fleuri
t-uɣ-iyi dina : Être sur place.
Comme nous pouvons le voir dans (1) et (2), les kabyles disent bien aɣ tamttut et aɣ aɣrum. Dans (2), nous somme entièrement d’accord qu’il s’agisse de la volonté d’obtenir quelque chose, qui est aɣrum : la galette, contre paiement. Mais dans (1), est-il question d’un achat d’une femme, ce qui rejoindrait les propos de Hanouteau, Letourneux, Proonset et Maunier?
Désormais, l’intérêt est de changer l’angle d’attaque et nous positionner du côté de la femme. Les Kabyles disent-il : tamṭṭut t-uɣ argaz (Une femme s’est mariée à un homme ou une femme a acheté un homme ?) ? D’après notre humble connaissance, les Kabyle utilise l’expression tamṭṭut t-uɣ argaz, mais dans quelle sens ? Dans les parties précédentes, le principal argument donné par Hanouteau, Letourneux et Proonset est l’existence de le taâmamt qu’ils qualifient de contre partie touchée par le père et versée par le futur mari après la vente de la jeune fille. La question qui se pose dès lors est : les filles, du moment où elles ont le droit de dire uɣa-ɣ argaz : je me suis mariée à un homme, sans rien verser en contre partie, parlent-elle d’un achat ou tout simplement d’une union ? C’est pourquoi, nous pensons bien qu’il s’agirait d’une union.
Un autre élément pertinent mérite d’être exposé ici : la valeur symbolique de le tâamamt. Dans la société kabyle, du moins la société contemporaine et celle que nous connaissons de plus près, le taâmamt n’a rien avoir avec une vente, mais véhicule une autre valeur hautement symbolique qui va jusqu’à faire obstacle à la vente. Il est vrai que le tâamamt, habitude empruntée à la tradition arabo-musulmane, est partie intégrante de la coutume kabyle, néanmoins son application et son usage, actuels, dans la société kabyle a évolué vers un acte purement symbolique. De nos jours et par respect de la tradition, le futur mari kabyle propose, présente et expose une somme d’argent au père de la fille. Par contre, le patriarche, bab n-waxxam, n’en prend qu’une infime somme. Un acte qui relève plus d’une convention relative à la coutume que d’une transaction commerciale. L’intérêt premier de ce geste est de prouver à bab n-waxxam qu’on est capable de subvenir aux besoins de sa fille sur le plan financier et de lui promettre et permettre une situation égale ou meilleure que celle de sa première famille. En réalité, le souci majeur du père est non pas la vente de sa fille et le gain d’argent, mais la garantie de son avenir. C’est pourquoi nous pourrions tout simplement associer cela à l’évolution culturelle et économique qu’a connu la société kabyle et aux valeurs universelles que véhicule celle-ci. Néanmoins, nous pensons que déterminer de grandes sommes d’argent pour le tâamamt serait dû, non pas à la volonté d’abandonner la fille pour de l’argent, mais à la pauvreté et aux conditions socioéconomiques pénibles que vivaient, à cette époque-là, le peuple kabyle.
Pour conclure, Il est vrai que la société kabyle est une société à pouvoir masculin, comme d’ailleurs dans le monde entier, une société de famille et non de couple, mais en son sein la femme est-elle vendue ? Dans une société où les tâches les plus sensibles comme l’éducation, l’économie familiale, la préservation des valeurs et de la langue, sont affectées à la femme ; dans une société où elle est considérée comme ağgu almas : le pilier central, est-il concevable de ce point de vue de parler de la vente de cette même femme ? aɣ, et sa portée polysémique, employé dans un énoncé comme aɣ tamṭṭut : se marier à une femme, renvoie-t-il à un simple achat, ou bien à une union solide qui a donné naissance à des générations qui, grâce aux valeurs transmises et préservées par cette femme (vendable), ont pu durer, subsister et continuer à évoluer. Au cinquième siècle, alors que l’humanité baignait dans l’esclavage, la femme berbère (kabyle) était une reine guerrière (Dihya Tadmut)[1], peut-elle être alors vendue une quinzaine de siècles après par son père ? Si elle était trahie par l’histoire, la langue dont elle porte le nom, taqbaylit, peut-elle le faire ? Tant de questions que nous nous posons auxquelles les réponses sont tacites.
Par Hocine Ait Amara
[aitamara.5@hotmail.fr]
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dihya_Tadmut_(Reine_berb%C3%A8re).
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